Anton et l'apprentissage de la lecture

Comprendre qu’un texte gagne à être coupé n’est certainement pas une leçon facile, en tout cas elle l’est si peu pour moi que j’ai dû la réapprendre plusieurs fois… et que je ne suis pas sûr de l’avoir vraiment intégrée.
Tel que je le conçois, le caractère d’Anton Petrack s’est forgé à l’école, notamment sa double vision des choses. Dans les premières versions (ces pages ont été refaites plusieurs fois), on le suivait à l’école découvrir les couleurs, les formes géométriques et l’alphabet… Évidemment, le rythme du livre s’en trouvait altéré. Après réflexion, j’ai tout condensé dans l’apprentissage de la lecture, ce qui me semblait l’ultime concession.
Gilles Dumay m’a demandé de voir ce que je pouvais faire pour les trois premiers chapitres de L’Île noire, qui accusaient encore une pause trop notable après les événements des Petits.
J’ai joué le jeu : j’ai recopié ces trois chapitres dans un document à part, bien décidé à les charcuter comme s’il s’agissait du texte d’un autre… Tout de suite, j’ai supprimé le passage qui suit, puis modifié à peine ce qui se produisait juste avant et juste après ; enfin, j’ai relu l’ensemble. Et je ne le regrette pas !

Ce passage (qui mériterait des retouches) se situait vers le milieu du deuxième chapitre de L’Île noire.

Ses parents considéraient les livres comme des objets sacrés, à manier avec précaution et quelque peu de défiance, comme des boîtes à secrets qui pourraient se révéler diaboliques. À peine coincé dans son petit bureau ciré, inextricablement relié à la structure tubulaire de son siège, il entendit sa première maîtresse confirmer cette crainte dévote : « Les livres renferment tout le savoir des hommes. Il faut les respecter ! » Et d’égrener le chapelet disciplinaire sur les mains propres, les salissures, les écornures, les plis, les gribouillis… « Mais ils racontent, aussi, des histoires imaginaires », ajouta-t-elle avec moins de solennité. Anton n’en crut pas ses oreilles. Ainsi, il n’était plus seul : les livres côtoyaient également les deux dimensions de l’univers, simultanément, les appelant : Savoir et Imaginaire… « Tenez-vous droit et écoutez bien. C’est grâce aux histoires que nous allons découvrir l’alphabet », éructa cette longue femme en robe ocellée et aux dents jaunes.

Aussitôt, elle ouvrit un gros livre recouvert de papier d’emballage et entreprit de le lire. Puis, elle recommença le lendemain, et le surlendemain, et les jours suivants, et cela, pendant plusieurs semaines… Elle lisait et relisait une dizaine d’historiettes, mot pour mot, à la lettre prêt, les mêmes dix petits contes, exactement, toujours les mêmes…

Quelque chose clochait : les livres, sa maîtresse n’aurait pas menti sur ce point, abordaient l’autre côté des choses ; mais plus il l’écoutait, plus il devenait évident que les histoires étaient figées, coupées de la dimension secrète de l’univers. Ce paradoxe n’offrait qu’une explication : la lecture atrophie le lecteur. S’instruire ou grandir, puisque les deux se confondaient, lui apparut clairement n’être qu’un piège, les livres un appât, l’école un guet-apens – et ses parents, comme ses frères, des victimes converties qui comptaient à leur tour le pervertir… Anton ne voulait pas se ratatiner à une portion congrue d’Anton : il décida de ne pas apprendre l’alphabet.

Refusant de participer à l’hécatombe annoncée, il détournait les yeux de l’estrade où ses camarades défilaient, avec quelle fierté ou quelques hésitations ! Il les entendait malgré tout lire à présent assez de lettres pour les assembler en mots, et ces mots, pour eux, désignaient des choses – mais lui seul avait conscience que ces constructions ne ressemblaient en rien à ce qu’ils décrivaient. Le phénomène l’intriguait, il s’étonnait davantage que personne en dehors de lui ne le remarquât, mais il garda cette observation pour lui, se sentant alors vaguement coupable –qui le croirait ? Lorsque venait son tour, il se taisait, conservait la tête baissée, ne lisait rien. De retour à sa place, Anton fixait les arbres qui agitaient leurs feuillages, comme s’ils désespéraient de balayer le ciel du voile gris de la rentrée.

Lors d’une éclaircie timide, il réalisa que d’autres nuages, parfois plus clairs, parfois plus sombres, se tenaient au-delà des nuées qui semblaient combler le ciel. Les mots agissaient-ils de même ? Peut-être devait-il chercher, derrière l’apparence des lettres, si des histoires parallèles coexistaient… Il envisagea que l’alphabet ne constituât qu’un vernis de lecture, mais il lui restait à découvrir pour chaque mot son sens caché – à résoudre le mystère du code. Hélas, adversaire redoutable, fort de son armée qui se reproduisait à l’infini, l’alphabet se montrait plus puissant que lui : au tableau, le chiffon pouvait décimer ses rangs, la relève s’alignait aussitôt en autant de bataillons. Dès qu’il tentait de les identifier, les soldats posaient un genou en terre et le visaient. Feu. Anton tombait.

Capituler ne lui était pas facile, il se savait si près du but… Sur son cahier de brouillon, il avait contemplé longuement les rangées de voyelles que la maîtresse avait exigées ce matin-là. Sa vision s’était troublée et, dans ce brouillard familier, les lettres décomposées ne formaient plus que des lignes bleuâtres, strictement parallèles, irrémédiablement fixées à la page. Une goutte d’encre indélébile menaçait de fuir de sa plume pour maculer l’exercice. Combien une petite tache pouvait-elle effacer de soldats assoupis ? Il avait alors observé son porte-plume, et sous ses yeux l’instrument s’était métamorphosé en une baguette magique, douée d’un pouvoir méconnu : d’un simple tour de main, il pouvait occire l’ennemi…

Bien sûr, ce n’était qu’une farce qu’il se jouait, de guerre lasse, rien de plus ; puis quelque chose changea dans son regard, comme si, imbues de leur autorité, les lettres venaient de se trahir et de lui dévoiler leur point faible. Son écriture demeurait une copie malingre des grands lettrages désinvoltes du tableau – sa maîtresse se réservait l’avantage de la craie, lui n’était armé que d’une pointe métallique, fendue en deux, d’où une encre rebelle postillonnait à tout va. Mais, une fois sur son cahier, tracées de sa main, leur artifice s’effritait et il devenait clair que leur dessin ne constituait qu’un déguisement. Désormais, leurs beaux uniformes se montraient incapables de lui dissimuler leur véritable nature : sous la rune et l’idéogramme, transperçaient les armoiries. Anton avait gagné.
Tandis que ses habits affectaient à chaque soldat un rôle et une place – composant des mots savants, fidèles sujets du Savoir – l’héraldique de leurs écus suggérait à force de rébus un Imaginaire selon un alphabet magique : le « a » attrape, le « e » leurre, le « i » évite, le « o » oppose, le « u » ruse et le « y » inverse ces sorts. Les sortilèges se compliquaient et s’amplifiaient en associant les voyelles entre elles. Les consonnes étaient reléguées nécessairement au rang secondaire de personnages, d’instruments et de décor ; les circonstances, seules, en décidaient : ce n’étaient que des consonnes, après tout, imprononçables isolément. Ainsi, en feignant de lire, Anton déchiffrait. Concilier les deux n’était qu’une question d’habitude – domaine où il excellait.

© Jean-Claude Marguerite 2011